À bout de souffle
(Suspense - Thriller - Fantastique)
(Suspense - Thriller - Fantastique)
Je les entends. Entre deux bourrasques, leurs voix diffuses. Je cours, cours sans m’arrêter. Une pause de trop signerait ma fin. Ou la leur… Il y a déjà trop de victimes. Il faut que cela cesse. Quelle malédiction...
Le vent glacé déchire mon âme, mais mon corps ne sent plus rien. Juste l’adrénaline. Peut-être que je le mérite, peut-être que je ne vaux rien mais je ne veux pas mourir, pas ce soir. S’ils m’attrapent, ils me brûleront devant le village entier. Trop fiers de démontrer qu’ils contrôlent le sauvage, le différent. Les badauds s’amasseront devant ma carcasse en feu pour voir si je suis fait comme eux, si je crie devant la mort. Le vieux prêtre Jocasse leur rappellera que tout ce qui n’est pas chrétien est impur, condamné à périr.
La lueur de leurs flambeaux me sort de mes considérations existentielles. Elle révèle les flocons qui s’abattent inlassablement. J’accélère le pas, déploie toute l’énergie qu’il me reste. Je dois tenir jusqu’au lever du jour. Le matin sera mon sauveur. La vapeur qui vole de ma bouche dessine le contour de mes souvenirs. Je revois le sang, la chair, les entrailles, les doigts brisés. Mon corps, malgré moi, retrouve cette sensation de chaleur et d’excitation proche de l’orgasme. J’entends les cris, les supplications, le craquement des os sous ma mâchoire. Je pourrais venir à bout de mes poursuivants, goûter à leur chair vivante et succulente… Non ! N’oublie pas qui tu es. Veux-tu laisser la bête gagner ?
La bête. Elle s’est insinuée en moi dès l’enfance. Chaque soir de pleine lune, mon père m’attachait dans la grange, priant Dieu que personne ne découvre mon secret, notre secret. L’enfant maudit. L’enfant loup. Et lorsque j’ai épousé Eleanor, paix à son âme, j’ai repris ce rôle en créant moi-même mes liens. Mais cette nuit, les liens ont cédés. Lorsque l’astre céleste luit de toute sa puissance, il n’y a rien qui puisse m’arrêter. Ni cordes, ni chaînes, rien.
Je m’appuie contre le tronc glacé d’un épicéa et reprend mes esprits. Je peux m’en sortir, j’en suis capable. Plus que quelques heures. Ce n’est pas la première fois. Je peux survivre sans tuer. Mais les abysses m’appellent. La pleine lune fait plier ma volonté. A cet instant précis, une flèche perfore mon flanc gauche. Je hurle de toutes mes forces. Un hurlement qui perce la nuit et glace le sang. La douleur se propage aussitôt. Une flèche empoisonnée. Ils ne reculeront devant rien et je comprends alors que cela sera eux ou moi. Je ne voulais pas en arriver là. On me rabâche depuis l’enfance qu’on est toujours responsable de ses actes. Mais c’est faux. Qu’en est-il de la force de l’instinct ?
Le craquement de la neige sous leurs pas. Des aboiements. Les torches qui dansent entre les troncs. Ils doivent être une dizaine. Blessé, je ne fais pas le poids. Je suis cerné. Lorsque la mâchoire du dogue se referme sur ma jambe, je perds toute raison. Mes crocs se plantent dans son dos et déchirent l’animal. Dans un glapissement de douleur, le chien tombe à terre, mort. Imbécile ! Tu croyais l’emporter? Un flocon vient se déposer délicatement sur son corps encore chaud. Et alors, l’idée m’apparaît. Sans réfléchir, je me précipite à travers un fourré de ronces et distance les villageois autant que possible. Le poison lance des vagues de douleur dans mon échine mais je n’abandonne pas. Ils ne m’auront pas. Je vois une légère colline, la dévale et saisis ma chance. Je creuse le sol gelé avec mes griffes et ma rage. La terre est dure comme de la pierre mais finit par céder. Alors qu’enfin j’ai formé un semblant de trou, je m’allonge dedans et me recouvre de neige à l’aide de mes membres difformes. Leurs voix se rapprochent et je discerne celle de Paul, le fils du chef du village, un type honnête avec qui je fais affaire régulièrement. Mais dans cette nuit glaciale de janvier, seul le froid est mon allié. Les rafales achèvent mon travail de camouflage et je deviens neige.
Silence. Patience. Je ne donne pas cher de ma peau s’ils me découvrent mais ils subiront aussi des dégâts, c’est certain. Je prie Mère Nature de me protéger alors que je contiens mon envie sanguine de les mettre en pièce, de me repaître de leurs organes, de les faire payer pour toutes leurs injustices. Ce sont les mêmes hommes qui, deux mois plus tôt, ont brûlé les sorcières du bois de Villan. Tout ce qui ne leur ressemble pas doit disparaître. Leurs pas se rapprochent mais leurs voix se sont tues. Je sens la peur monter en eux. Leur cœur qui bat de plus en plus vite. Lorsque l’un d’eux découvre le dogue, il ne peut s’empêcher de lâcher un cri. Il s’agenouille auprès de son chien et se met à pleurer alors que les autres montent la garde. Je rêve de voir la terreur dans leurs yeux mais je me suis promis de contrôler la bête. Je les entends se disperser et pendant quelques instants, le seul son qui me parvient est celui de la neige qui se dépose sur moi comme un manteau funèbre. Mon corps lutte contre la substance qui s’y est infiltré. Je retiens mes gémissements, me concentre sur ma respiration.
Puis je l’entends. Le craquement de trop. L’un d’eux, plus expérimenté, a suivi ma trace. Il est à quelques mètres. Lorsque sans le savoir, il marche sur ma gorge à travers la neige, l’appel est trop fort. Mon sang ne fait qu’un tour. Dans un élan de force animale, je m’extrais de ma cache et me jette sur lui. Il se retourne et tente de me brûler avec sa torche, de m’assommer. Je reconnais Paul et retiens mon attaque un instant. Paul m’a toujours acheté du bois, même quand tous les autres clients m’ont tourné le dos, effrayés par les rumeurs. Ses bons mots et son sourire m’ont toujours réconforté. Il m’observe, aux aguets. La tension dans son corps est palpable. Le poison m’affaiblit et brouille ma lucidité. Il en profite alors pour me planter sa dague dans le dos. Mes pupilles s’embrasent et il comprend qu’il vient de commettre une erreur fatale. Il tente de s’échapper pour avertir ses camarades de battue et je me lance à sa poursuite, haletant. Je sens déjà son sang couler dans ma gorge. Les arbres défilent et je le vois, je le sens, si proche de moi. Mon corps regagne un peu d'énergie. Je saisis sa jambe et la tords d’un coup sec. Il ne courra plus. Je le retourne sur le dos. Il me supplie de l’épargner et m’insulte en même temps. « Créature de l’enfer » seront ses derniers mots. J’enfonce mes griffes dans son cœur que je sens battre jusqu’en moi puis les ressort. Je dévore ses entrailles chaudes pour me redonner de la force puis le jette dans le trou que j’ai creusé.
Mon regard s’attarde sur la neige pourpre à mes pieds puis je lève les yeux vers le ciel. Une lueur semble poindre à travers la couche épaisse de nuages et de flocons. L’espoir d’un jour nouveau où je redeviens homme jusqu’à la prochaine pleine lune. Si je survis à cette nuit. À leur haine. Au poison. Au froid. Je le sens s’immiscer dans tout mon être par les blessures qu’ils m’ont infligées. Mon corps se durcit. Mes pensées se figent. De qui le froid mordant aura-t-il raison ? De la bête ou de l’homme ? De la bête ou des hommes ?