Les Invisibles
(Science-fiction - Post-apocalypse - Exode )
(Science-fiction - Post-apocalypse - Exode )
Bloc numéro 117 A4. Vingt mètres carrés de béton X Ultra Plus. Une unité de séjour parmi des milliers d’autres, rangées en lignes dans le désert stérile de ce qui fut une ville.
Eléa. Individu de type féminin. Habitante du dit bloc. Cheveux courts et argentés, grosses lunettes rondes et collier de billes métalliques.
Comme chaque soir, après des heures de contrôles répétitifs des engins de l’entrepôt spatial gouvernemental, Eléa reste assise, droite mais résignée face au mur gris de sa vie. Elle ingère les capsules vitaminées imposées par les autorités. Trente-cinq au total. Quand les nuages de pollution s’avèrent particulièrement nocifs, un supplément de vitamines lui est livré directement à sa porte par un drone messager. Le bip caractéristique retentit. Eléa enfile son masque de protection, se dirige vers l’entrée du bloc, désarme la porte et lorsqu’elle l’ouvre, un vent fort empli de poussière pénètre l’habitation. Elle jette des regards rapides autour d’elle mais la livraison n’est pas là. Eléa lève les yeux vers le ciel, traversé par les furtives lumières de satellites, et se rappelle que le premier vaisseau à destination d’Andurion sera prêt à décoller d’ici quelques lunes. La Terre a rendu son ultime souffle. Mais Eléa ne fera pas partie du grand départ. Elle œuvre au service de l’élite : celles et ceux choisis méticuleusement par le gouvernement pour peupler Andurion. Lorsque la nouvelle du départ a circulé sur les écrans officiels, Eléa s’était autorisé à espérer survivre, partir de cette planète lacérée, asséchée, consommée par l’être humain. Mais malgré de grandes capacités physiques et cognitives, elle a été recalée au quatrième tour des épreuves de sélection de l’élite. Elle finira donc sa vie au service d’autrui. Elle qui pensait être spéciale…
Un autre bip résonne. À l’intérieur du bloc. Eléa n’y comprend rien. Quelque chose cloche. Le gouvernement n’a jamais raté ses livraisons. Elle rentre prudemment et constate que l’écran officiel à l’entrée affiche d’étranges symboles. Des lettres incomplètes dont on aurait effacé une partie. Un souffle passe derrière Eléa et referme violemment la porte de l’habitacle. Elle sursaute de frayeur.
- Il y a quelqu’un ?
Aucune réponse. Eléa relève son masque et porte à nouveau son attention sur les caractères mystérieux. Elle tente d’obtenir un message compréhensible. Après plusieurs essais infructueux, les yeux d’Eléa relient les points et entrevoient la solution.
« De 117 A4 à…457 BZ. Tout droit, toujours tout droit. Deux fois gauche, une fois droite et tout droit. Avec nous, sous le sable des étoiles, s’envoler vers la vie qui nous est due. »
La tête d’Eléa se met à tourner lorsqu’elle comprend le message. Elle s’assoit et ingère une gélule pour retrouver des forces. Qui a le courage de braver les autorités aussi effrontément ? Eléa a toujours rêvé d’aller voir à quoi ressemblent les autres planètes, de découvrir si les formes de vie disparues sur Terre subsistent ailleurs. Mais un départ clandestin… Et puis vers où ? Vers Andurion ? Trop de questions habitent son esprit. C’est alors que sur l’écran officiel s’affiche la lettre de refus qu’Eléa a reçue lors de la sélection de l’élite. Son ventre se noue. Elle a la sensation étrange de ne pas être seule et que quelque chose ou quelqu’un commande son écran pour communiquer avec elle. Pourtant, elle a beau détailler l’ensemble du bloc du regard, rien ne lui paraît anormal. Après quelques manipulations, Eléa réaffiche le message codé. Quelque chose en elle veut accepter cette invitation. Quelque chose en elle veut braver le couvre-feu. Aucun espoir ne reste pour elle sur cette Terre qui devrait s’éteindre dans cent soixante jours d’après les dernières estimations. Eléa n’existe pour personne. Elle ne constitue qu’un rouage infime dans une gigantesque machine. Qui remarquera sa disparition?
En quelques secondes qui lui paraissent des heures, Eléa réunit le peu d’affaires personnelles qu’elle possède. Son cœur explose d’excitation et de peur dans sa poitrine. Elle jette un dernier coup d’œil à l’intérieur morne de son bloc, rabaisse son masque de protection et sort.
Courir. Courir sans s’arrêter. Courir à en mourir. Eviter les drones de sécurité. Rester vivante. Le devenir. 457 BZ. 457 BZ. Tout droit. Toujours tout droit. Deux fois gauche. Un drone. Vite. Une fois droite et tout droit. Un autre drone. Un tir. Eléa est touchée au bras. Elle hurle de douleur. Mais elle court, elle court jusqu’au sable des étoiles, le désert à l’orée des ruines de la ville.
Essoufflée, elle finit par atteindre d’immenses dunes. Son bras la fait atrocement souffrir. Retrouver les auteurs du message énigmatique lui paraît insurmontable. Elle jette des regards paniqués dans le ciel et repère un autre drone meurtrier. Alors qu’elle pense sa fin inéluctable, elle voit l’engin venir se heurter à une paroi invisible avant de s’écraser au sol, provoquant une intense déflagration. Déboussolée, elle cherche la source de cet accident quand elle aperçoit une, puis deux, puis vingt, puis cinquante silhouettes dressées autour d’elle. Immobiles dans le désert. L’une d’elles s’approche : une citoyenne qui pourrait avoir l’âge de la mère d’Eléa si elle n’avait pas été tuée par la pollution.
- Tu as fait l’erreur de répondre aux tests de l’élite d’une manière inattendue mais pertinente. Cela ne leur a pas plu. Ils ont vu en toi la graine de la rébellion.
Eléa, sous le choc, ne sait que répondre.
- C’est une graine qui nous plait. Sois la bienvenue parmi nous, Eléa.
Elle tente de sourire au visage chaleureux qui lui fait face mais la douleur l’emporte. Eléa tombe au sol et sombre dans un état second.
Les paupières mi-closes, elle voit les silhouettes devenir de plus en plus nombreuses. L’une d’elles soulève Eléa. Elle a la sensation de flotter. Les dunes se transforment sous ses yeux en un océan de vagues agitées mais arides. Au milieu d’elles, tel un mirage, émerge un impressionnant vaisseau fuselé. Eléa a le souffle coupé. Elle est emportée dans une silencieuse procession, pénétrant par le sas arrière. Après quelques instants, Eléa sent le vaisseau se mettre en marche. Il vrombit, flamboie, s’envole puis, plus rien. Rien. Pendant des heures.
Parmi les étoiles, Eléa retrouve des forces. Elle entrouvre les yeux et découvre l’immensité de l’espace à travers le hublot de la pièce de soins. Elle comprend qu’aucun retour en arrière ne sera possible et cela la fait sourire.