Le visiteur de rêves
(Jeunesse - Fantastique - Cauchemars )
(Jeunesse - Fantastique - Cauchemars )
Allongé sans bouger sur son lit dont les draps n'ont même pas été froissés, Alex fixe les lattes brunes du plafond de sa chambre. Il compte les fissures, les nœuds du bois, les taches d'humidité. Comme chaque soir, son observation obsessive le transporte vers d'autres représentations de la réalité : les rêves et cauchemars d’âmes endormies. Les silhouettes formées par les dessins du bois commencent à se tordre devant lui tel un ballet fantasmagorique. Alex plisse les yeux et petit à petit, l'image s’épure. Face au jeune homme, un visage aux yeux clos flotte dans la nuit.
De longs cheveux noirs bouclés, un nez fin, trois grains de beauté sur la joue gauche. Les traits d'une jeune femme de son âge se précisent. Il l'a déjà croisée à l'université mais pas dans la faculté des lettres. Il connaît par cœur les visages des autres étudiants, même s’il n'ose pas leur parler. Difficile de se faire sa place lorsqu’on est peu loquace. Le frétillement des paupières de la jeune femme indique à Alex que le moment est venu. Il prend une profonde inspiration et plonge avec elle dans son rêve.
Le paysage apparaît peu à peu. Alex se trouve au milieu d'une forêt obscure. Pas un bruit. L’air est glacial. Des feuilles mortes recouvrent le sol. Doucement, Alex relève une mèche de ses cheveux blonds et détaille un arbre dont la ramure s'articule de manière surprenante. La lumière de la lune révèle des branches qui semblent mues par leur propre volonté. Face au jeune homme, un long chemin de gravier qu’il devine bordé de ronces. Soudain, quelque chose vient percuter violemment son épaule frêle. La jeune femme aux cheveux bouclés. Paniquée, elle jette un regard au-delà d'Alex, comme à travers lui. Lorsque ce dernier tourne la tête, il discerne au loin une masse s’approchant. Composée d’une mêlée de plusieurs ombres, elle fonce vers eux, murmurant des échos macabres. Alex reste calme. Mais la jeune femme, elle, s’élance.
- Attends !
Il tente de la rattraper mais la peur donne des ailes à la jeune femme. Après plusieurs minutes de course effrénée, Alex finit par la rejoindre. Essoufflée, elle fait face à une impasse. Un enchevêtrement épineux l’empêche de fuir. Il saisit l’occasion.
- Comment tu t’appelles ?
Méfiante, elle le dévisage et finit par lâcher un mot.
- Rina.
- Rina, il faut que tu me fasses confiance. La seule manière d’arrêter…
Comme par enchantement, un nouveau sentier de gravier apparaît et Rina se précipite aussitôt.
- Non, attends !
Mais après seulement quelques pas de la jeune femme, le sentier disparaît brusquement. Les ombres envahissent alors Rina et tournent autour d’elle tel un ouragan. Leurs murmures se transforment en vacarme assourdissant. Rina se recroqueville sous cet assaut cauchemardesque. Le regard d’Alex s’attarde sur l’une des ombres, plus petite que les autres, qui…se… trop tard ! Alex est propulsé en dehors du rêve.
Les lattes de bois du plafond n’ont pas bougé. Couché sur son lit, Alex rumine. Il a essayé d’être avenant mais elle ne lui a pas fait confiance. Il doit pourtant l’aider à résoudre son cauchemar. Sinon il ne trouvera jamais le sommeil. Cela fait des mois que ça dure. Les rêves d’inconnus ont commencé à hanter ses nuits. À moins que ce ne soit lui qui hante les rêves des autres. Parfois, il ne sait plus. Mais Alex a la sensation que durant la nuit, il peut se connecter aux autres, ce qui dans la vie paraît insurmontable.
Rina. Intéressant comme prénom. Et cette ombre étrange….Alex détaille à nouveau les motifs au-dessus de lui et prononce doucement le prénom de la jeune femme. Comme une discrète prière. Soudain, le visage de Rina se reforme. Une répétition de rêve si rapide ne se produit que rarement. Alex plonge.
La même forêt sombre, le même chemin de gravier. Alex comprend que la boucle recommence. Il se retourne immédiatement et entend les pas de Rina sur le gravier. Lorsqu’elle se trouve à quelques mètres de lui, il l’intercepte.
- Rina, arrête de fuir.
La jeune femme se fige, abasourdie.
- Les ombres veulent te dire quelque chose. Il faut que tu les écoutes.
Rina jette un regard en arrière puis revient sur Alex.
- Je ne veux écouter personne.
D’un geste leste, elle attrape une poignée de gravier qu’elle jette sur Alex. Le jeune homme se protège le visage et Rina en profite pour fuir. Piqué au vif, Alex la poursuit et lui attrape le poignet. La jeune femme se débat.
- Je ne suis pas ton ennemi.
- Lâche-moi.
- Je peux t’aider à sortir d’ici et que tu n’y reviennes plus
- Lâche-moi je t’ai dit !
Accaparé par leur échange, Alex n’a pas vu les ombres les encercler. Dans une valse terrifiante, elles virevoltent autour des deux jeunes en sifflant leurs murmures étranges. Rina, hypnotisée par l’une d’elles, ne bouge plus. L’ombre s’étire et tend la main à la jeune femme. Sa voix est aigüe, sa silhouette fine. Rina tend sa main à son tour, mais submergée par une vague d’émotion, elle s’échappe du cercle. Instantanément, Alex retrouve le moelleux de son maudit matelas. Celui de ses insomnies. Il peste.
La clé c’est cette ombre. Il s’agit d’une connaissance de Rina. Cette expression terrifiée sur son visage ne trompe pas. Elle faisait face à un fantôme. Lui-même croit revoir sa mère parfois et… Mieux vaut ne pas y penser. Elle lui manque trop. Et le fantôme de Rina n’est pas celui d’une femme. Celui d’un enfant peut-être. Alex doit la retrouver. Il faut qu’il la guide plus rapidement vers cette piste. Pourvu que la boucle se répète à nou… Alex est comme aspiré.
Même forêt, même sentier. Il n’attend pas une seconde et s’élance à la rencontre de la jeune femme pour gagner du temps.
- Rina, je sais qui tu es. Moi c’est Alex. Les ombres qui te poursuivent, tu les connais. En tout cas, tu connais l’une d‘elles. Tu n’as pas un enfant dans ton entourage?
Rina, terrorisée par ce discours, veut déguerpir mais Alex lui barre le chemin.
- Il y a un enfant qui veut te parler.
- Un enfant…
- Oui. Un garçon je pense. Ça te dit quelque chose ?
La jeune femme ne répond pas mais son regard en dit long. Alors que les ombres les entourent à nouveau, les voix recommencent à résonner. Rina, en détresse, se cache le visage mais Alex, par un geste doux, l’encourage à braver sa terreur. C’est alors que la petite ombre s’avance et murmure, d’abord indistinctement, puis plus clairement. Le temps paraît suspendu. Rina tremble de tout son corps.
- Rina…. Je t’aime Rina. C’est pas ta faute.
La jeune femme fond en sanglots sous le regard compatissant d’Alex.
- Mais je t’ai abandonné !
- Rina, c’est pas ta faute. Je t’aime Rina.
- Moi aussi je t’aime.
A ce moment-là, toutes les ombres se dissipent en un seul souffle. L’air se réchauffe et un sentier sinueux se crée. Rina hésite puis l’emprunte lentement. Alex lui emboîte le pas. Au bout du chemin de gravier, il découvre une balançoire bleue et entend un bruit de fond régulier: une rivière. Rina s’assoit doucement sur la balançoire, émue. Elle jette un oeil en direction du cours d’eau.
- Je.. on jouait sur la place de jeux près de la rivière avec des amis et j’ai pas vu qu’il était parti. Il adorait l’eau.
Alex reste silencieux.
- Il avait que sept ans. C’est moi la grande soeur et j’aurais dû le surveiller. Mais j’ai pas vu…
- C’est un accident.
- Oui mais…
- C’est un accident Rina. Moi aussi j’en ai eu un dans ma famille. On n’y peut rien et c’est ça le pire.
- Je sais mais...
- Ton frère t’aime. Il ne t’en veut pas. Il te l’a dit.
La jeune femme acquiesce doucement et dans l’air se mettent à résonner des rires d’enfants. Rina les écoute attentivement et regarde Alex avec reconnaissance. Le jeune homme sourit, couché sur son lit, heureux d’avoir pu accomplir sa mission nocturne. Il espère que Rina le reconnaîtra à l’université. Il aimerait être moins seul. Et puis, elle comprend ce que c’est que de perdre un être cher. Alex se surprend alors à penser à sa mère, à sa chaleur réconfortante, à la douceur de sa voix lorsqu’elle chantonnait dans la cuisine. Traversé par ce doux souvenir, il réussit enfin à s’endormir.