La Dent de Jaman
Nouvelle publiée en 2025 aux éditions Jobé-Truffer dans le recueil "La Vache!" , réunissant les lauréats du concours éponyme.
Prix spécial du plus beau conte.
(Nature - Légende - Fantastique)
(Nature - Légende - Fantastique)
Cinq maudites pièces sur la vieille table en chêne. Denis les fixe avec désespoir en grattant sa barbe rousse. Si les ventes continuent à baisser, il ne pourra plus subvenir aux besoins de sa famille restée dans la vallée. Depuis plusieurs semaines, ses fromages ont un goût amer, le lait des vaches tourne aussitôt qu’il est trait et ne parlons pas des porcs qui maigrissent à vue d’œil malgré tout le petit-lait qu’ils ingurgitent. La vie en altitude est devenue un calvaire. Denis a toujours appelé cette saison son « été sacré », celui où il perpétue les gestes ancestraux appris de son père, et de son grand-père avant lui, brassant le chaudron de lait fumant, révélant à son jeune apprenti les secrets de l’affinage comme on transmet un trésor. Mais aujourd’hui, il se trouve décontenancé. Des rumeurs courent la montagne. Denis serait accablé d’une malédiction, ses fromages auraient été envoûtés, le diable serait venu s’abreuver aux tétines des vaches pendant la nuit. Cette situation incompréhensible ne peut plus continuer.
Denis se rend donc auprès de ses bêtes et, comme chaque matin, inspecte leurs pattes, leurs pis. Aucune anomalie. Même Rosalie, la vieille Holstein, têtue comme pas deux, ne présente aucun signe inquiétant. Et son lait abondant n’a jamais trahi Denis. Cependant, une atmosphère étrange flotte dans l’air. C’est en suivant des yeux une grande sauterelle prenant son envol que Denis la voit. La Dent de Jaman. Une montagne présentant l’aspect d’une canine géante, à la fois majestueuse et menaçante. La reine des hauteurs. De nombreux touristes, plus habitués aux rues pavées de Genève qu’à la nature brute, tentent régulièrement de l’escalader. Et ils rebroussent toujours chemin, pour le plus grand bonheur de Denis qui leur vend ses fromages lorsqu’ils repassent devant sa cahute. Parfois, il décide de les dérouter en inventant des légendes sur la Dent et s’amuse de leurs visages impressionnés. Une dent de dragon ! Une dent de sorcière ! Une dent de loup ! Très souvent et à sa plus grande joie, il reçoit une pièce pour ses talents de conteur sous le regard amusé de son apprenti. Mais aujourd’hui, il regrette d’avoir inventé ces légendes car la Dent semble s’être vengée en ruinant son commerce. Il se souvient alors des mots de sa grand-mère :
« La Dent n’est pas qu’un caillou pointu. Elle voit, elle entend. Elle garde les secrets des hommes et des bêtes, et n’aime pas qu’on se moque d’elle ».
La vieille avait probablement raison. C’est décidé, il va escalader la Dent pour la première fois, aujourd’hui même. Il lui prouvera son respect et versera quelques gouttes de gentiane au sommet pour l’apaiser.
Comme si Câline, fougueux berger australien, avait compris les intentions de Denis, elle le rejoint à toute allure en aboyant. Le fromager lui passe affectueusement la main derrière l’oreille et malgré la boule qui se forme dans son ventre, il se dirige vers le chalet pour empaqueter l’essentiel : pain, fromage, eau, alcool de gentiane. Il donne une tape sur l’épaule de son apprenti qui redresse ses lunettes, fier d’avoir la charge de la boutique pour la matinée. En s’éloignant du chalet, Denis cueille un brin de mélisse et le coince près de son cœur comme il a appris dans les histoires qu’on ne raconte qu’au feu de bois. Une pratique des ancêtres pour se prémunir des mauvais esprits.
Un pas après l’autre sur le chemin caillouteux, Denis prend de l’altitude. Autour de lui, les prés luisent, encore enveloppés par la rosée. Câline court dans les hautes herbes, suivant la piste de rongeurs invisibles. Tout va bien. Il continue son ascension et pénètre dans un bois d’épicéas. Le chemin se fait plus escarpé et Denis maudit sa bedaine, souvenir des trop nombreux plats en sauce qu’il a savourés. Lorsqu’il se retourne pour voir si Câline le suit toujours, il croit devenir fou. La forêt semble s’être resserrée, faisant disparaître le sentier derrière lui. Le fromager jurerait que ce grand tronc tordu n’était pas là lorsqu’il est passé. Il appelle sa chienne et un léger tremblement dans sa voix trahit son inquiétude. Sans réfléchir, il porte sa main à son cœur. Aussitôt, il entend un aboiement familier. Il regarde vers l’avant et attend que Câline déboule de la forêt. Rien. L’aboiement reprend mais semble maintenant s’être éloigné. Denis continue à gravir la pente tout en appelant sa chienne mais l’aboiement résonne maintenant au-dessus de sa tête. Il lève les yeux vers la cime d’un grand mélèze. Le cri se déplace rapidement d’arbre en arbre autour de lui. Le fromager, déstabilisé, a la tête qui tourne. Les arbres dansent et se déforment. Soudain, une énorme araignée à tête de chien escalade un tronc. Elle se tourne vers Denis et pousse un aboiement qui glace le sang. Terrorisé, l’homme vomit son petit-déjeuner en se retenant à une souche. Son front est moite. Son teint encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Sortant sa gourde de son sac, il s’asperge un peu d’eau sur le visage et tente de se ressaisir. C'est sa peur de la Dent qui lui joue des tours, rien de plus. Il boit une grande gorgée et se remet en route. Câline trouvera bien son chemin, se dit-il pour se rassurer.
Lentement et difficilement, Denis continue donc son périple et finit par arriver au pied d’un des flancs de la Dent. Un sentier abrupt sillonne entre les éboulis. Alors que le fromager se lance dans cette escalade, les cailloux se dérobent sous ses pas. Denis se rattrape plusieurs fois sur les mains pour ne pas rouler en bas de la pente. Il lance des regards furtifs sur les derniers conifères qui ornent la montagne à cette altitude. Pas de trace d’araignée monstrueuse. Il est soulagé. Le sentier accidenté fait de nombreuses boucles et Denis s’épuise. Il a l’impression que la montagne s’acharne contre lui et recrée le même sentier encore et encore. Il est persuadé d’avoir déjà vu ce gros rocher ocre. Peu importe, il n’a plus le choix maintenant. Il puise dans ses réserves, quitte à ramper. C’est comme si le ciel était devenu si lourd qu’il pesait de tout son poids sur Denis. Mais les efforts acharnés du paysan finissent par payer. Devant lui, trônant fièrement à travers la brume, se dresse la dernière pointe l’imposante Dent de Jaman. Denis porte la main à son cœur, la mélisse est toujours là. “Protège-moi grand-mère.” Il boit une gorgée d’eau et grimpe. Cette dernière montée est la plus vertigineuse. Plus de végétation autour de lui pour le retenir en cas de chute. Il n’a pas droit à l’erreur. Soudain, une présence invisible le plaque contre la paroi rocheuse. Avant qu’il n’ait le temps de réfléchir, Denis voit un rocher tomber juste à l’endroit où il était une seconde auparavant. Il vient d’être sauvé par…par…
Passé ce choc, Denis continue. Lentement. Prudemment. La sueur perle sur son front et lui inonde les yeux. Il glisse plusieurs fois et se reprend. Une force étrange semble le guider et il atteint finalement le sommet. Denis s’écroule au sol, le souffle coupé. Puis, après quelques instants, il lève le regard.
La vue est époustouflante. Toute la vallée s’offre à ses yeux ébahis. Il repère son chalet, point minuscule dans l’immensité des reliefs. C’est alors que le soleil sort et éclaire le sommet d’une lumière presque irréelle. Mais lorsque Denis voit son ombre bouger, il comprend que ce n’est pas le soleil. Il se retourne et, tétanisé, fait face à une vision aussi belle que terrifiante. Une énorme vache aux longs poils sombres et aux cornes dressées vers le ciel, entourée d’une aura puissante de lumière, le fixe. Denis n’ose pas bouger. Le souffle de l’animal mystique se matérialise dans l’air frais de la fin de matinée. Très lentement, comme si un geste de trop achèverait sa vie, Denis ouvre son sac à dos et sort la gentiane pour l’offrande. Il tire gentiment sur le bouchon de liège qui fait un petit bruit en se libérant. Il jette un œil prudent à la créature et ses lèvres se mettent à murmurer des paroles dont il ne connaît pas l’origine, comme s’il était possédé :
“Tout doux, sorcière des monts, cette offrande est pour toi. Pour t’apaiser et lever le mauvais sort que tu as jeté sur mes bestiaux. Je prendrai soin de la montagne aussi longtemps que je suis en vie. Je ne suis qu’un hôte passager sur ta terre, tes rochers. Par ces quelques gouttes, Jaman, pardonne-moi pour les fautes que j’ai pu commettre à ton encontre.”
Denis dépose alors sept gouttes de gentiane qui viennent imbiber le sol sec et caillouteux. La bête s’avance lentement et s’arrête à quelques centimètres du fromager. Elle sort sa langue, lèche le liquide et lève la tête vers Denis. Étrangement en confiance, le fromager tend sa main et alors qu’il touche le museau de l’animal, l’intensité lumineuse de son aura augmente et enveloppe le sommet de la Dent. Denis, ébloui, ferme les yeux et lorsqu’il les rouvre, l’animal a disparu.
Abasourdi, le fromager se lève et scrute les alentours. Il est bien seul. Bouleversé par la vague de magie qui vient de le traverser, il laisse errer son regard ému sur le paysage. Cette montagne qu’il aime tant. Il se jure que plus jamais il ne la prendra à la légère. Il enseignera à ses enfants ce que sa grand-mère lui a appris : que les bêtes, la terre et les pierres parlent, mais seulement à ceux qui savent les respecter. Une larme brille sur sa joue alors qu’il se met en route pour une longue descente vers son alpage et qu’il entend un aboiement qu’il reconnaîtrait entre mille.